SHÁRL DRAGAN - les artistes
SHÁRL DRAGAN
Violon
S'il faut parler d'un musicien passionné, plein de fougue, tendre, mélancolique, tout cela à la fois, alors il faut parler de Shárl Grigoras Groganescu plus connu sous le pseudonyme de "Shárl Dragan", petit-fils du célèbre Antal Groganescu*, premier violon du roi. Son jeu chatoyant est un tourbillon de parfums et de couleurs laissant place à une inspiration libérée et créatrice. Sous son archet intrépide, les notes se croisent et s'entremèlent en une véritable jungle musicale qui, d'un instant à l'autre, blancée par les rythmes endiablés des csardas et des horas, se fond tantôt en un tumulte de tempête orchestré par Zeus lui-même, tantôt en une harmonie céleste, où les anges viennent envouter l'auditoire avec leurs lyres mystiques ....
Shárl joue sur un instrument datant du début du 19ème sciècle que lui a légué son grand-père, et dont on raconte que le luthier était le meilleur artisan du royaume. Son nom a malheureusement été oublié par le temps (un élève de Guarneri?), mais de nombreux instruments ont été retrouvés, dont la facture similaire et le timbre chaud sont aisément reconnaissables...
Ci-dessous, Shárl Dragan jouant du taragophone, un instrument entre la clarinette et le saxophone inventé par son grand-père, caractérisé par un système d'anchage très perfectionné. Aucun enregistrement n'a été effectué sur cet instrument l'unique anche étant malheureusement brisée. Plusieurs techniciens et chercheurs de la NASA travaillent actuellement jour et nuit sur un prototype de cette anche très spéciale dont la manière de faire vibrer l'air pourrait avoir des applications dans le domaine de l'aéronautique, et a pour l'heure déjà fait des percées dans la "dynamique des fluides en milieu oscillant", ce qui a valu à Antal, son créateur, le titre honorifique de "chevalier des sciences" et d'être campé à titre posthume au musée de cire.
Lors d’un concert donné à Paris, le chroniqueur Jean-Pierre Stern dira de lui dans un quatrain de sa composition :
« D’aucune manière nous ne pouvons affirmer
Chez les jeunes artistes, du passé respectueux
Que la graine du renouveau ne puisse germer
Au regard d'un talent de plus en plus fructueux »
Puis plus tard, répondant aux attaques comme quoi son protégé ne disposait pas d’une notoriété à la hauteur d’une telle éloge:
« Lors qu’un artiste est de son art à l’apogée
Plagiant Icare avant sa chute dans Egée
Aux bas nuages, camouflé, tiendra son vol
Sans soucis du tumulte, ni de l’obole»
Les deux hommes entrent en contact et se lient d’amitié. Jean-Pierre Stern-Barjavédian devient son chroniqueur et le suit partout où son temps libre lui permet d’aller, tant comme humble spectateur que comme témoin presque historique d’une tradition encore vivante, en pleine évolution, se perpétuant sous ses yeux. C’est d’ailleurs dans cette acceptation que Jean-Pierre Stern se positionne pour exercer ses talents d’écrivain-biographe afin de perpétuer une mémoire de ces arts instables et éphémères qui lui tiennent tant à cœur. Jean-Pierre est le vecteur invisible qui rattache l’art au monde puis le monde à l’Homme, qui l’ancre dans un quotidien exempt de sa propre réalité pour lui redonner une substance tant matérielle que spirituelle. Pour lui, la matérialité émane du spirituel et non l’inverse ! (Herbert W. Aldrich)
Il est difficile voire impossible d’évoluer dans le sillage d’un aïeul à la destinée aussi incandescente que tumultueuse. Mais nous ne pouvons ni ne devons tenter de reproduire à l’identique ce que certains ont accompli en leur temps, au risque de s’enliser dans un plagiat stérile en anachronisme avec l’époque actuelle et ses mœurs, son esprit tout entier. Cela, Shárl Dragan l’a parfaitement compris, et si Antal, son grand-père, reste un modèle au sens de l’engagement indéfectible en toute entreprise, il n’a pas velléité d’en assumer un caractère aussi aventureux, encore moins téméraire. Loin de reproduire artificiellement un comportement ou se conformer à une esthétique que l’on attendrait découlant en ligne directe de son passé, Shárl construit ses propres objectifs et suit son chemin intérieur sans soucis de cette conformité ni de l’inverse. C’est là le véritable but de tout artiste : suivre sa voie sans chercher à plaire ni à déplaire. Et c’est précisément en ne cherchant pas à imiter un modèle que l’on s’en rapproche parfois le plus. Aussi Shárl Dragan est-il nettement le digne successeur de sa lignée, quand il organise la première édition de son concours de musique, selon un concept tout nouveau. On pourrait y voir une imitation du célèbre « Marathon de Budapest » créé par Antal, mais le concept de cette nouvelle compétition est l’aboutissement d’une réflexion profonde combinée à l’analyse poussée de la texture sonore. Le principe est simple dans la forme : le sol des salles de concert est souvent recouvert de parquet de chêne, ce qui confère une bonne acoustique et un propagation optimale du son (une moquette absorbera le son, qui sera alors plus mat et sec). Chaque surface ayant sa propre manière de propager les vibrations de l’air, Shárl, après avoir réalisé des tests, en a conclu que le type de bois utilisé ainsi que la forme des lattes composant le parquet jouaient un rôle prépondérant dans la répartition du spectre d’un son, et, poussant le raisonnement plus loin, que les musiciens étaient eux-mêmes sensibles à cette répartition, chacun à sa manière. Pour résumer, si certains instrumentistes seront plus à l’aise sur du chêne, d’autres préféreront le noyer. C’est ainsi que le choix du bambou à été adopté la première édition de ce concours, pour créer la surprise d’une nouveauté. Désormais, les musiciens eux aussi peuvent avoir leur surface de prédilection, à l’instar des grandes stars du tennis, et quoi de plus normal que de pouvoir varier les surfaces sur lesquelles on joue. La grande émulation artistique de ce début de XXIème siècle et le vivier intarissable de grands interprètes qui en découle rend cela d’actualité ; de rigueur, même ! C’est d’ailleurs en regardant un match de tennis que cette idée a germée.
Mais rien n’aurait été possible sans les capacités particulières de Shárl Dragan, qui compte parmi les rares personnes au monde à posséder ce que l’on appelle « l’oreille ultime », ou « oreille pure » à ne pas confondre avec « l’oreille absolue » - plus commune chez les musiciens – qui consiste à reconnaître la hauteur d’un son sans prendre le repère du « la ». « L’oreille ultime » est une capacité à analyser et décomposer le spectre vibratoire d’un son dans toute sa gamme harmonique et la richesse de son timbre, à la manière d’un fin gourmet en mesure de retrouver l’exacte composition du plat qu’il déguste. Il n’est pas question ici d’interprétation ou de musicalité, mais de capacité analytique pure ; il incombe à son détenteur de s’en servir à bon escient pour sublimer au mieux son art et le partager avec une conviction encore plus grande. Lorsqu’on l’interroge sur ce fabuleux don, Shárl reste humble sur la question et remarque que l’on peut tout à fait accéder à une capacité similaire par un ressenti profond proche d’une transe qui nous ferait appréhender ce monde caché de façon émotionnelle plutôt que par l’écoute pure.
Ce n’est pas là le seul lien avec son illustre aïeul. Comme une redondance fatale, une résurgence générationnelle – d’aucuns diront un schéma itératif – Shárl Dragan est lui aussi épris de jeu de hasard. Il a joué, beaucoup joué, trop joué ! Des paris sportifs aux champs de courses en passant par la roulette des casinos et les machines à sous, les paris en tous genres que l’on peut tenter outre-manche – Shárl vivait à Londres pendant cette époque où la fréquentation assidue des bookmakers le tenait frénétiquement aux abois – puis finalement le poker, suivant un engouement de mode inscrit dans l’air du temps. Shárl écume les tables de casino, en amateur, sur internet, puis en professionnel ; il se joint aux cercles privés, aux parties à huis clos, il gagne beaucoup, énormément. Il perd encore plus. Il ne s’agit plus d’argent mais de son âme, lorsqu’un soir sans lune, il joue son violon sur un coup de bluff et perd son précieux compagnon. Il réalise alors la spirale infernale dans laquelle il s’est abîmé.
C’est l’éléctro-choc qui le sèvre définitivement du jeu. Il récupèrera finalement son violon grâce à un mécène qui le rachètera, en échange d’une place réservée pour chaque concert.
Ci-dessous, l'ancienne collection de porsches de Shárl Dragan, gagnée à un riche collectionneur lors d'une partie de poker, mais malheureusement reperdue quelques temps après.

A Mr Shàrl GrigorasGroganescu (J.P. Stern-Barjavédian)
Nul écrivain ou poète, homme de bon sens
Ne saurait vraiment être seul l'instigateur
De sa pensée propre ni plus que de ses stances
Souvent inspirées par l'oeuvre de maints auteurs
Aussi me poserai-je en simple intermédiaire
Et de Calliope me ferai-je l'émissaire
Pour traduire la musique d'un disciple d'Euterpe
Maniant le violon comme les druides la serpe
C'est par une mélodie placide et calme
Et cependant empreinte de tous les mystères
Envoûtements et insaisissables charmes
Particuliers aux riches traditions populaires
Que tout commence, loin des villes et de leur lumière
Loin de la vaine agitation fantomatique
Qui hante les rue, les places et les boutiques
Là -bas au temple des vanités éphémères
De cet archet brûlant d'habile main dompté
Tel par Bellérophon, Pégase magnifique
S'épanouit l'Eden enchanté et prolifique
Que s'octroie la richesse de la volonté
Du temps suspendu s'évaporent les merveilles
Mosaïques bigarrées à l'éclat d'airain
Du temps déchiré comme dans un profond sommeil
Et Chronos ici ne me contredira point
A une vibration originelle et brute
S'arriment les navires des doux transports célestes
Si chers aux amoureux de la lyre et du luth
Qui élèvent l'homme dessus les choses terrestres
Le matériau musical est vif et ardent
Il n'a souci ni de l'espace ni du temps
Il va, déployant ses larges ailes d'albatros
Jusqu'aux nobles abysses du cœur sonder les fosses
Les accords majeurs rayonnent comme mille gemmes
Cathédrales harmoniques, gros rochers de rivage
Semblables à ceux que le cyclope Polyphème
Jeta au bateau d'Ulysse, écumant de rage
La longue cadence exhale toute la splendeur
D'un bouquet des champs à la vivifiante odeur
Et déploie toute la puissance d'un vent furieux
Qui renverse les arbres et déchire les cieux.
O toi, tourmenteur dément, bourreau de nos âmes
Gitan torturé à la romanesque flamme
Voyageur entouré et pourtant solitaire
Qui traîne son violon comme un gueux sa misère
O toi, grand architecte de l'invisible
Puissant bâtisseur du vide et de l'éphémère
Obscur inventeur éclectique et paisible
D'une réalité intemporelle et amère
Rallies ton sanctuaire où jaillit la création
Tirée du néant, arrachée à la matière
Puis forgée comme le fût l'acier en fusion
Dans le volcan d'Héphaistos sous la terre
Puises à la bouillante fontaine du désespoir
Tes assauts mélancoliques et ravageurs
Qui tissent les plus beaux ouvrages de notre mémoire
Et de blancs linceuls pour envelopper nos coeurs
Cueilles sur l'arbre défendu le fruit rouge et mûr
Père des sciences et des arts secrets et obscurs
Savant ouvreur des chemins escarpés de l'âme
Qui d'un renouveau ardent attise la flamme
Que la magie opère de mystique manière
Puisse-t-elle accomplir son œuvre révélatrice
Des consciences hibernant au fond d'une tanière
Sur ceux qui de la vie sont acteurs et actrices
PITOU VINTRESTIN
Guitare
Dresseur d'ours de père en fils, Pitou, déja tout petit apprenait à dresser des ours. Mais c'est à l'écoute des clowns musiciens du cirque familial qu'il se passionne pour la musique. Pitou a travaillé avec les plus grands maîtres de sa discipline et a remporté plus de trente prix. Il passe pour être l'une des meilleures rythmiques et aussi l'une des plus rapides de la musique tsigane. Il n'est pas rare que Pitou remporte des concours d'endurance; communément appelés "marathons de Budapest", cela consiste à jouer de la musique le plus longtemps possible. Parfois ces marathons durent plus de soixante douze heures et les concurrents, qui ne peuvent s'interrompre, sont nourris par le public. Les musiciens tsiganes raffolent de ces compétitions et les vainqueurs sont traités avec les égards dûs à un roi . Le record est détenu par Pitou depuis 1996.
CHIPPO
Contrebasse
Contrebassiste autiste de génie, Chippo a débuté la contrebasse à l'âge de trois ans sur un violon. Il a déjà participé à de nombreuses formations de musiques hongroise, roumaines, yougoslave, et également de jazz. Sa capacité de concentration et de mémorisation font de lui une bibliothèque vivante de la musique tsigane. Chippo possède également des talents de luthier: il a lui-même fabriqué sa contrebasse avec la vieille armoire familiale. Quand il se rend à l'étranger, son instrument lui sert aussi de valise. Forcé d'abandonner la musique à cause d'un internement psychiatrique prescrit par des médecins incompétants, Chippo disparait tout bonnement de la scène musicale sans laisser d'adresse. Les tentatives pour le retrouver se sont soldées par des menaces. Et ce n'est que grâce à la Sainte Providence que les musiciens de Shàrl Grigoras le reconnaissent dans l'hopital oû ils donnaient alors un concert de bienfaisance. Il organisent donc sa "libération" et l'intègrent au sein du groupe.....
CENDAR GROGANESCU
Cousin illégitime de Shàrl Grigoras, Cendar est connu partout en Europe dans les cercles de musiciens. Sportif amateur de haut niveau, il est le spécialiste de la nage dite "à la Russe". Il se passionne également pour le rollerball et la pétanque. A ce propos, Cendar, lors de ses voyages en France, ne se prive jamais d'une petite partie avec ses amis du Sud, ni d'ailleur d'un bon pastis en terrasse; "c'est la vodka française" se plait-il à répéter. Récemment, du haut de son imposante stature, Cendar excelle dans les highland games, et plus particulièrement dans sa discipline favorite, le lancer de troncs d'arbres...
*À propos de l'histoire rocambolesque d'Antal Groganescu
Virtuose méconnu du grand public, Antal a passé la moitié de sa vie dans les geôles pour commerce illégal de cigarettes. Ironie du sort, c'est en soudoyant ses gardiens avec sa marchandise qu'Antal acquit le privilège de posséder un violon et de s'exercer. Le toucher d'Antal était tel qu'il parvenait parfois à tirer des larmes de ses rudes geôliers moustachus, et ses prouesses techniques si extraordinaires que, de bouche à oreille, sa réputation traversa les murs de la prison, notamment grâce aux prisonniers libérés qui une fois sortis parlaient de la musique du "prisonnier virtuose"; et c'est de cette manière qu'on commença à le surnommer dans la région....
Un beau jour, Antal reçut la visite étrange d'un homme qui lui demanda rien de moins que de lui enseigner sa technique. Etonné, il crut tout d'abord à une farce, mais devant le sérieux et l'insistance de son interlocuteur il ne put que se rendre à l'évidence. Ils convinrent donc d'un arrangement; l'homme avait quelque argent et pouvait ainsi balayer les réticences des gardiens et par là même gagner leur bienveillance. Mais ce phénomène ne resta pas isolé, et d'autres élèves vinrent réclamer à la prison l'enseignement d'Antal. En quelques années, un véritable conservatoire avait été crée, géré, sous la direction d'Antal par quelques compagnons, auxquels venaient mêmes se joindre parfois des gardiens avec lesquels Antal avait tissé des liens basés sur un subtil mélange de respect et d'intérêt. Plusieurs années passèrent durant lesquelles Antal donnait ses cours tout en s'adonnant à son passe-temps de dresseur d'ours. Les geôliers capturaient parfois des ours dans les montagnes avoisinantes, et Antal se chargeait de les dresser; après quoi les gardes pouvaient s'entraîner à lutter avec pour s'endurcir....
Un jour, le Grand Prince, en visite des geôles du pays, fut séduit par la forte personnalité d'Antal et demanda sa grâce à son père le Grand Padischa en personne. Celui-ci accepta. Mais, chose inattendue, lorsque le contremaître en chef vint annoncer la nouvelle à Antal, celui-ci refusa d'être libéré! Le chef, qui n'était pas personnage des plus affable, ordonna que Antal soit expulsé, mais coup de théâtre, nombre de geôliers prirent le parti du musicien, et une mutinerie éclata. Les partisans du chef-contremaître, bien que supérieurs en nombre ne purent rien faire lorsque les ours, qui n'obéissaient qu'à Antal, furent lâchés, et ils furent jetés au fond d'un cachot....
On demanda à Antal de superviser la prison. Lui seul pouvait s'acquitter de la tâche avec son sens de l'organisation et son tempérament de meneur. De plus, la mutinerie était passible des pires sanctions pour les gardes qui n'avaient plus d'autre choix que de s'en remettre à Antal, bien que ce dernier fut inquiété de la tournure grave qu'avaient pris les évènements. Mais son optimisme naturel refit vite surface, et un plan fut établi pour continuer dans la plus grande discrétion, afin d'éviter l'intervention de l'armée royale. Les choses continuèrent ainsi un bon moment entre les leçons de musique et le dressage d'ours - grâce auxquels les gardiens remportaient à coup sûr toutes les compétitions de gardiens de prison- puis un jour la "combine" fut éventée; Antal et les autres étaient déjà loin. L'armée royale reprit possession des lieux et une nouvelle direction fut mise en place. Plus tard, de nombreux prisonniers réclamèrent à être incarcérés dans la cellule d'Antal.
EPILOGUE
On ne sait pas très bien où se sont déroulé les faits car lorsque l'affaire fut éventée, le Grand Padischa fit en sorte que rien ne s'ébruite davantage que cela n'avait déjà été. Néanmoins deux sites revendiquent la paternité des évènements. Le premier est une prison démolie de laquelle seule la cellule d'Antal aurait été préservée et siège à présent sur la grand place de la ville, où chaque année un pèlerinage est organisé en commémoration des faits exceptionnels qui s'y sont produits. Le deuxième est un conservatoire de musique qui aurait été bâti sur les ruines de l'ancienne prison et dont l'une des salles de répétition porte le nom d'Antal Groganescu; celle-ci serait située à l'emplacement exact de la cellule du violoniste. Détail curieux, cette salle n'a pas de porte mais des barreaux d'acier, et l'on raconte que de grands virtuoses viennent s'y faire enfermer pour la nuit afin de s'imprégner de l'esprit qui y réside....
A l’évidence, toutes ces histoires sont basées, plus sur l'imagination fertile d'un folklore populaire mélangeant des faits réels à de la pure romance, que sur la vérité historique. Il semblerait qu'en fait rien n'aie subsisté de l'ancienne prison, et que ses vestiges aient été dispersés aux quatre coins du pays par le Grand Padischa. Là encore naît une troisième hypothèse - très controversée par les historiens - comme quoi le Grand Padischa pendant la démolition de l'édifice aurait fait démonter et transporter les pierres de la cellule d'Antal pour la reconstituer quelque part dans son palais, puis aurait fait trancher la tête du maître d'oeuvre.


ci-dessus: Okakura Kakuzo
ci-dessous: Michio Miyagi


Début 1912, Antal réside au Japon. Ayant racheté un dojo d’arts martiaux, il goûte une vie facile et passe le plus clair de son temps à jouer aux dés dans les tripots. Il organise aussi de temps en temps des tournois de sumos. Un jour, papillonnant ça et là à la recherche de quelque divertissement, Antal franchit le seuil d’une maison de thé. Le maître des lieux n’est autre qu’Okakura Kakuzo, maître de thé réputé et respecté, homme de caractère et fin érudit. Très vite les deux hommes se lient d’amitié et passent de longues heures à converser. Antal, sous l’influence de son ami, reprend la musique et compose ses « six impertinences » pour violon solo qu’il joue devant Kakuzo. Enthousiaste, ce dernier propose de lui enseigner la philosophique « voie du thé » ; Antal n’en comprend guère le concept mais le charisme de Kakuzo le fait se plier de bonne grâce à sa volonté... Pouvant aller et venir à sa guise dans la maison de thé, Antal profite parfois de l’absence du maître pour organiser clandestinement de frénétiques parties de dés. D’abord occasionnelles, celles-ci deviennent de plus en plus fréquentes et Kakuzo finit par en être informé. Très en colère que sa respectable maison de thé aie été transformée en tripot clandestin, il accorde néanmoins son pardon à Antal, qui dés le début lui avait réservé la totalité des recettes, n’ayant pas un grand besoin d’argent ; et il faut croire que cette générosité toucha le maître. Okakura Kakuzo ne put malheureusement pas profiter de cet argent car il décéda peu de temps après en septembre 1913. En dernier hommage Antal lui dédie sa quatrième impertinence, celle qui ne comporte qu’une dizaine de notes et dure moins de sept secondes, celle qui selon lui s’accorde le mieux avec l’esprit de la « voie du thé ».
Grâce à Kakuzo, Antal a fait la découverte d’un instrument exceptionnel qu’il considère comme l’égal du cymbalum hongrois : le koto. Instrument traditionnel joué au Japon, il rencontre un tout jeune prodige de sa pratique ; Michio Miyagi n’est alors qu’au début de sa carrière et sera considéré plus tard comme le père fondateur de la musique japonaise moderne. A son contact, Antal retrouve alors l’engouement pour la musique hongroise qu’il avait si longtemps délaissée. Mais les répétitions avec Miyagi, si enrichissantes soient-elles, lui font prendre conscience de l’éloignement de sa terre natale...
La trace d’Antal se perd alors quelques temps.
On la retrouve en Hongrie en 1920 dans un fait divers relaté dans les journaux de l’époque, annonçant qu’un joueur de blackjack avait fait sauter la banque au casino, devenant ainsi actionnaire majoritaire. Le démon du jeu avait finalement apporté fortune à notre musicien, qui enchaîna alors les concerts et les galas, faisant lui-même la promotion de ses spectacles. En 1921 il donne un concert au prestigieux Vigado de Budapest où il joue ses six impertinences composées au Japon. Ces compositions, accueillies favorablement par la critique et les professionnels sont éditées chez un imprimeur. La porte est grande ouverte et les tournées dans le pays se poursuivent. Conforté par ce succès, Antal veut maintenant se faire un nom auprès du grand public. Pour cela il imagine un grand concerto pour 16 pianos à queue dont l’inspiration prend sa source dans le folklore hongrois. L’entreprise doit impressionner par sa structure et sa masse ; il s’agit d’une oeuvre autant musicale qu’architecturale, avec pour principal défi de faire tenir sur scène un effectif jusqu’alors inégalé. Pas moins de deux orchestres symphoniques complets, l’un dans la fosse, le second sur scène partageant l’espace avec un choeur de 400 chanteurs. En plus de la rallonger, on consolida la scène avec des étais car non content du nombre, les musiciens des cordes, pour beaucoup de brillants virtuoses richement nourris, accusaient un embonpoint autoritaire. Par ailleurs dans un soucis de place, Antal dut se séparer de certains d’entre eux et les remplacer par d’autres plus maigres. Il fit aussi venir d’Allemagne la fameuse octobasse construite pour Berlioz, et des trompes des Alpes. Initialement un orgue devait magnifier le tout mais on dut s’en passer ainsi que de certains choristes, car on craignait qu’une telle masse sonore ne fissure les murs. Ceci dit, il demeure un problème de taille ; l’espace encore disponible sur scène ne peut accueillir que 4 pianos, deux placés dos à dos - clavier à clavier devrait-on dire - et les deux autres tête bêche par rapport aux premiers. Ce sont de grands pianos à queue de chez Bösendorfer, le model Impérial de presque trois mètres de long et plus de 500kg, commandés sur les conseils de son ami Ferruccio Busoni. Comment donc faire tenir les 12 pianos restant, essentiels à l’oeuvre? Antal à l’idée folle et géniale de les empiler en une grande tour de 4 colonnes de 4 pianos chacune, et toujours placées tête-bêche par paire. L’édifice culminant à 7 mètres de haut, des échafaudages amovibles en permettaient l’accès. Mais il n’y a rien dans l’oeuvre d’Antal qui ne possédât un sens caché, un message intrinsèque destiné à une vision plus profonde, une interprétation plus intellectuelle. En « montant » de la sorte des pianistes « en série », Antal désirait signifier que la musique en tant qu’art prévaut sur le musicien, simple exécutant, et c’était là un formidable pieds-de-nez à certains pianistes/solistes dont l’ego aussi prodigieux que la technique lui avait causé bien du tracas par le passé. Les efforts engrangés dans ce projet furent colossaux et on en parlait déjà dans toute la ville. La stratégie d’Antal avait porté ses fruits ; que la démesure de sa création n’attise la curiosité de la foule. La critique était divisée à l’époque. Certains y voyaient la plus grande oeuvre jamais composée, d’autres une attraction de foire délirante et mégalomane. Toute cette agitation faisait publicité, cela bien avant la première. Pour célébrer la création de l’oeuvre on fit souffler spécialement des bouteilles de champagne d’une capacité de 4 litres qu’Antal baptise « Abraham », de son deuxième prénom, et sans déroger à la règle des personnages bibliques. Le soir de la première représentation l’on n’avait jamais vu autant de monde se presser sur la place du théatre Vigado. Mais le destin réserve parfois un sort bien cruel. Etait-il écrit que jamais cette oeuvre ne s’épanouît, que cette fameuse soirée de réjouissance ne fût celle d’un drame ? Il en a pourtant été ainsi ce soir là. Certainement s’en souvient-on encore dans quelque famille, par un récit, qui aurait traversé les âges. Durant le concert la scène céda sous le poids et la tour de pianos s’effondra, faisant nombreux blessés et victimes, tous parmi les musiciens. Après cette catastrophe ce concerto fut interdit à Budapest ; Antal, écoeuré, détruisit son oeuvre pour qu’elle ne tue pas à nouveau. Tout ce qui en reste c’est une mélodie originale du premier mouvement, aisément mémorisable : « rózsa virágzik tavasszal » les roses fleurissent au printemps. Quelques musicologues ont en vain cherché le manuscrit, pensant qu’il en existait une copie, mais tout semble avoir disparu, l’original, le conducteur et les parties séparées de l’orchestre.
Après cet épisode malheureux et épuisant, Antal décide de se concentrer sur son Casino, y apporter des modifications, changer le mobilier, les tentures, moderniser les installations, redéfinir l’espace. Mais il se heurte aux vives réticences de son copropriétaire, l’ancien patron, un homme traditionaliste engoncé dans des temps révolus. Cela pique au vif notre bouillonnant hongrois qui souhaite plus que jamais modernité et changement, et surtout être seul maître à bord. Bien sûr, il y a le petit yacht qu’il s’est fait construire afin de goûter quelque promenade lacustre sur le Balaton et qui lui procure une grande distraction, mais cela ne suffit pas à le contenter pleinement. Grand amateur de jeu n’hésitant pas à prendre des risques, Antal tente le tout pour le tout et propose de régler cette affaire de manière officieuse au poker. Ou il sera seul propriétaire, ou il ne possèdera rien. Les cartes lui étant favorables, ce fut lui qui remporta la main. Il commença à forger un établissement à son image, mettant un point d’honneur à ce que les meilleurs orchestres s’y produisent. On pouvait chaque jour écouter les plus fameux « primas » hongrois jouer des romances passionnées, quand ce n’était pas lui-même qui prenait la direction de l’orchestre et régalait ses « invité » d’un csardas enflammé. Pris dans son élan, Antal décide d’organiser un concours de musique dans la grande salle principale qui aurait lieu chaque année. Bien différent des autres concours musicaux, celui-ci consiste non pas à être le meilleur musicien ou technicien ou l’interprète le plus original, mais à jouer de la musique le plus longtemps possible sans s’arrêter. Autant dire que ce concours fut une épreuve très éprouvante physiquement et mentalement, car les participants les plus acharnés peuvent tenir plus de 48 heures ! Officiellement appelé « Concours du Casino », cet évènement fut rebaptisé par les musiciens « Marathon de Budapest ». Cette épreuve connu un vif succès et fut l’occasion d’un rassemblement convivial et joyeux entre musiciens et public. L’un des grands gagnants fut Lazlo Vegh qui joua de son instrument pas moins de 74 heures d’affilée. Lazlo Vegh avait la capacité étonnante de jouer en dormant,…. ou dormir en jouant selon certains !....
Plus tard à cette époque, le poste de recteur de l’académie de musique fut vacant et Antal se manifesta pour en prendre la direction, sûr d’être nommé à cette haute fonction de part son engagement musical et son expérience, si ce n’eusse été par sa notoriété ou sa fortune. A sa grande surprise on attribua le poste à son rival ; peut-être le rectorat ne voulut-il pas être associé à l’image dégradante des jeux d’argent. La même année, la Régence, de concert avec l’académie de musique, lui refuse également le titre de compositeur officiel de l’état. C’en est trop pour Antal, qui, courroucé par ces décisions, décide de couper toute relation avec les autorités officielles. Avec la signature du traité de Nagykovács, il proclame son indépendance et crée sa propre principauté délimitée par sa maison de campagne dans le bourg du même nom, qui ne compte alors que quelques habitations. Il fera même frapper une monnaie à son effigie, « magyar korona », la couronne hongroise, mais celle-ci se révèlera trop dispendieuse et le projet sera abandonné. On recense quelques centaines de pièces très prisées des collectionneurs, plus pour l’anecdote dans l’histoire de la numismatique que pour leur valeur pécuniaire ; en effet, celles-ci furent longtemps boudées des collectionneurs avec l’argument que n’importe qui chez soi peut couler du métal et l’appeler « monnaie ». Ce fut plus tard que des passionnés observèrent que tout avait été fait dans les règles de l’art : Antal ayant officiellement crée un nouvel état, celui-ci se devait d’arborer une unité monétaire originale, d’autant qu’elle fut frappée par un orfèvre de métier, légitimant ainsi son rang et cote de « monnaie d’état.»
Cette rupture soudaine le fait s’investir avec force dans son casino. Il se souvient de Okakura Kakuzo et son enseignement de la cérémonie du thé. Bien qu’il n’en aie pas compris l’essence spirituelle, il imagine néanmoins sa propre cérémonie, plus fastueuse, riche de décorations et matériaux nobles, afin de créer un nouveau marché qu’il espère prometteur, basé sur l’engouement de l’exotisme et le besoin d’évasion dans une Europe encore ébranlée par la guerre. Antal commande au Japon tout le matériel nécessaire dont les fameuses théières en fonte si réputées, prenant soin que chaque pièce soit forgée par un maître d’art, sans oublier bien sûr le très précieux thé « matcha », cette fine poudre de thé vert du Japon broyée à la meule de pierre et dont la qualité est exceptionnelle.
Dans une dépendance du casino des travaux sont entrepris pour créer un intérieur luxueux susceptible d’attirer les grosses fortunes de Budapest. Antal souhaite créer un club fermé afin d’asseoir définitivement sa position au sein de l’élite financière, aux yeux de laquelle son image est encore celle d’un « parvenu ». Il ne lésine sur aucun moyen et choisit les plus belles soies d’orient, des broderies de fils d’or, de la vaisselle de cristal, des bois précieux pour le mobilier, des samovars d’or et d’argent incrustés de pierres précieuses ; pour la réalisation de son projet Antal débourse une petite fortune et met ses finances en danger. Alors que tout est sur le point d’aboutir, les navires en provenance du Japon disparaissent mystérieusement en mer et avec eux l’inestimable cargaison. Ont-ils chaviré ou furent-ils victimes de pirates, alors que certaines théories corroborent la présence d’un sous-marin ? On ne le saura jamais, mais les assurances invoquent un manque de prudence et refusent de rembourser. Malgré l’action intentée en justice, le procès s’annonce long et difficile et Antal doit pour l’heure trouver une solution rapide. Il n’a plus les fonds nécessaires pour affréter d’autres navires. Tant pis ! Il servira le thé ordinaire. Mais les futurs membres de son club guettent le faux pas et le fameux breuvage dont il a vanté mille vertus et fait son credo est absent. Antal comprends que sa crédibilité est menacée et qu’il va vite lasser ses exigeants invités. Acculé, il décide de faire moudre de l’herbe des champs mélangée à des feuilles d’arbustes encore verts et substituer ce mélange au thé « matcha ». Ce fut une erreur qui ne trompa personne. Toutes les personnalités venues pour l'évènement repartirent avec le sentiment de s'être fait duper. Courroucées, nombre d'entre elles se liguèrent pour intenter un procès qui condamna Antal à une lourde amende, achevant de le mettre sur la paille.
Durant cette déchéance financière, l’image du casino sombra de pair et les tables de jeu furent bientôt investies par des personnes peu recommandables issues des milieux de gangsters mafieux. Enivrés de vice et d’alcool, ceux-ci venaient souvent chercher querelle. Un soir, Antal fut violemment pris à partie par l’un de ces « gros bonnets » furieux d’avoir perdu une forte somme et persuadé que la roulette était truquée et que les croupiers du blackjack manipulaient les cartes au bénéfice du casino. Ce fut le début de gros ennuis. Mus par une malsaine imitation, d’autres se plaignirent, et les plus virulents d’entre eux exigèrent un remboursement et proférèrent des menaces très sérieuses. Antal recevait plusieurs lettres de menace par semaine. Il aurait probablement remboursé si ses finances l’eussent permis. En attendant il poursuivait ses concerts en essayant de faire rentrer l’argent, mais vainement, car les sommes étaient trop importantes. Antal eut un sursis quelques temps jusqu’à ce que ses ennemis ne perdent patience et décident de le faire disparaître, anéantissant à tout jamais son rêve de se momifier vivant à la manière des moines japonais.
LA DISPARITION GRANDIOSE ET TRAGIQUE D'ANTAL
Antal est mort sur scène dans une explosion qui emporta la moitié de l'orchestre et fit de nombreux blessés dans le public. Les témoins éberlués de l'époque disent que le violoniste a littéralement explosé au moment d'attaquer son concerto. Une enquête n'aurait pas été ouverte si les accointances d'Antal avec des personnes du "milieu" et son manque de prudence en affaire ne lui avaient valu l'écueil de nombreux ennemis. La reconstitution des investigateurs montre que quelques jours avant il avait porté son violon chez le luthier pour réparer une fissure sur la table d'harmonie. (Cette opération nécessite un détablage de l'instrument, puis un recollage). Et l'explication est que vraisemblablement des hommes de main ont fait irruption chez le luthier, et l'ont contraint à recoller le violon avec de la nitroglycérine.
Notes: Jean-Pierre Stern-Barjavédian (chevalier des arts et des lettres, rédacteur en chef de "piano-forté", et historien-biographe des musiques et musiciens d'Europe de l'Est, récemment promu haut dignitaire à l'attachement linguistique)